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Histoires des îles Comores
21 février 2011

Cités, citoyenneté et territorialité dans l’île de Ngazidja

L’étude de la cité comme entité politique peut être abordée sous deux aspects : la distribution territoriale et géopolitique des cités, et le contenu humain de leur organisation. Le cas de l’île de Ngazidja, la Grande Comore dans l’archipel des Comores, présente un intérêt certain pour examiner le statut politique de la ville selon ces deux dimensions. Les cités de Ngazidja, toujours actives de nos jours mais dont l’origine est vraisemblablement ancienne, reposent sur une organisation complexe mêlant plusieurs principes. Une double hiérarchie règle les rapports sociaux et conditionne l’accès à la citoyenneté : d’une part, une division sociale ternaire héritée des rapports de domination entre « Gens de la terre » (wandru wa ntsi), « Pêcheurs » (walozi) et « Serviteurs » (warumwa), et d’autre part une structure lignagère matrilinéaire régie par l’antériorité de l’installation des lignages dans chaque cité. Mais, principe supplémentaire, la citoyenneté proprement dite, c’est-à-dire le droit de prendre la parole et de s’engager dans l’action politique, procède d’une organisation en classes et échelons d’âge. Variant d’une cité à une autre mais relevant de règles et d’idéaux communs, les systèmes d’âge de Ngazidja ont concouru plus particulièrement à la permanence du corps politique et à l’autonomie de chaque cité (Blanchy 2003).

2-Après leur établissement comme entités distinctes, les cités de Ngazidja ont été regroupées en plusieurs « territoires » ou « pays » institués par des rois, dans lesquels elles étaient ordonnées selon un principe prolongeant la hiérarchie des lignages, le lignage du roi étant premier dans la première cité et dans son territoire. Les traditions locales donnent peu d’informations sur les rapports entre le pouvoir du roi et celui des cités : paradoxalement, c’est à travers l’histoire des rois que l’on devra lire en filigrane celle des cités. Les textes européens, quant à eux, décrivent les guerres incessantes qui opposaient les rois, et les liens commerciaux tissés avec les cités de la côte orientale d’Afrique et l’île de Madagascar ; ils ne disent rien des institutions politiques des cités comoriennes, il est vrai peu visibles du dehors. Leur développement endogène permet précisément d’expliquer comment elles ont survécu à des changements politiques qui leur étaient extérieurs : domination de lignages royaux, colonisation, émergence d’un État indépendant.

  • 1 Cette étude est fondée sur des recherches menées depuis 1996 dans le cadre du laboratoire Dynamique (...)

3Il convient d’envisager conjointement les deux composantes, territoriale et politique, de la cité. Au temps des rois, pendant quatre siècles, les cités ont conservé une certaine autonomie et ont participé à un équilibre politique particulier. Aujourd’hui, les hiérarchies complexes des divisions sociales, des lignages et des classes d’âge organisent les assemblées dans les cités, mais aussi, pour certaines questions, dans les anciens « pays », voire dans l’île entière. La logique des assemblées de citoyens est si structurante qu’elle interfère avec les institutions de l’État indépendant et qu’elle se retrouve dans l’organisation de la migration des Comoriens de Ngazidja en France1.

4-Les quatre îles des Comores sont situées entre l’Afrique orientale et Madagascar : Ngazidja, à deux jours de boutre à voile de la côte du Mozambique, Mayotte à la même distance de Madagascar, Moheli et Anjouan entre les deux2. Les découvertes archéologiques montrent que la multiplication des cités fut le produit d’une dynamique interne qui se manifesta autour du xive siècle (Wright 1992). Ngazidja était d’un accès maritime dangereux, comme Mayotte, et utilisait le relais de Moheli ou d’Anjouan pour une grande partie de ses échanges commerciaux (Newitt 1983 ; Ottenheimer 1991 ; Horton & Middleton 2000). De plus, l’escale était pauvre en eau douce car le sol volcanique de l’île ne retient aucun réseau hydrographique de surface (Bachèlery & Coudray 1993). Aussi le commerce international n’a-t-il pas été, jusqu’au xixe siècle, le seul facteur de développement des cités (cf. carte 1).

  • 2 Mayotte devint possession française en 1841, les trois autres îles passèrent sous protectorat en 188 (...)

Carte 1 – L’océan indien occidental

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  • 3 Kazi, mot venant du bantou où il signifie « femme » et « demeure », fait référence à la matrilinéari (...)
  • 4 Nous écrirons le mot Roi avec majuscule dans les noms composés qui désignent les échelons d’âge et d (...)

5L’habitat est groupé. À Ngazidja, villages, hameaux, villes et quartiers sont tous désignés par le nom de mdji (pl. midji), terme polysémique qui recouvre des agglomérations de taille et d’aspect bien différents mais que nous traduisons par « cité » en ce que, à chaque fois, il réfère à des entités résidentielles instituées (cf. carte 2). Chaque cité est composée de matrilignages ordonnés selon un principe de précédence appelé kazi ou mila3. La règle de résidence conjugale est uxori-matrilocale ; le régime est donc harmonique, situation peu fréquente en régime matrilinéaire. Les Comoriens sont musulmans ; la vie publique se déroule sur la place centrale et dans la mosquée. Le système d’âge (Abdourahim 1983 ; Le Guennec-Coppens 1994 ; Blanchy 2003) permet aux hommes, en gravissant les échelons et en réalisant leur Grand Mariage — rite de passage concernant autant la sphère politique que la reproduction des matrilignages —, d’entrer dans la catégorie des « Hommes accomplis » (wandru wadzima). Parvenus à ce stade, les hommes ont droit de prendre la parole dans les assemblées, mais ils n’exercent véritablement le pouvoir qu’à partir du moment où ils ont atteint l’échelon des « Rois de la Cité » (wafomamdji)4. La progression sur les échelons est conditionnée par des distributions somptuaires de biens, en particulier de la viande de bœuf, désignées par le terme générique ãda. Ces dons et contre-dons, qui se font dans des réseaux soigneusement délimités, instituent et concrétisent les principes hiérarchiques. Enfin, il faut le souligner, le Grand Mariage, occasion par excellence de distributions de biens, est une alliance qui ne se réalise qu’entre gens de même cité et de même condition sociale. L’endogamie est un principe supplémentaire de structuration sociale (Saleh 1992 ; Chouzour 1994 ; Blanchy 1996).

Carte 2 – Répartition de la population par localités à Ngazidjia en 1984 (d’après Vérin et Battistini 1984)

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Cités et rois à travers les sources

6-Les textes de navigateurs arabes ou musulmans mentionnent les Comores dès le xiie siècle, ceux des Européens à partir du xvie5. Puis quelques chroniques locales rédigées à la fin du xixe ou au xxe siècle donnent de nouvelles informations mêlant mythe et histoire6.

  • 5 Al-Idrisi a décrit en 1157 la circulation des navires de l’Oman à Anjouanna [Anjouan] et al-Angazija (...)
  • 6 Sur Ngazidja, texte de Said Hussein du Mbadjini, fils du roi Said Ali du Bambao, écrit en 1945 (Chou (...)

  • 7 La question de l’origine historique des classes d’âges aux Comores est un vaste sujet, à peine abord (...)

7Les traditions rapportent que « les premières cités » de Ngazidja furent fondées par des hommes qui portaient le titre de Fe, chefs dits « païens » d’origine africaine, réputés pacifiques, qui avaient autorité « sur leurs serviteurs et leurs enfants » (Said Bakari, in Ahmed-Chamanga & Gueunier 1979). Puis d’autres chefs nommés Bedja vainquirent les Fe, prirent leurs villes et s’affrontèrent pour agrandir leurs territoires respectifs. Ces populations connaissaient le principe de l’organisation d’âge, et leurs systèmes, si variés fussent-ils, se renforcèrent à chaque arrivée comme une institution commune à forte capacité intégratrice7.

8L’archéologie montre que, du viiie au xe siècle, les établissements bantous des Comores restèrent côtiers — la pêche y était importante — et ne dépassaient pas cinq cents habitants. On n’y décèle aucune trace de différenciation sociale. Producteurs d’écailles de tortue et de coquillages, les habitants commerçaient avec l’Afrique orientale, l’Hadramaout et le golfe Persique. Puis des villages s’établirent vers les hauteurs grâce à un développement de l’agriculture et des échanges locaux. Au xiiie siècle, des villes étaient réparties dans toute l’île, et l’islam y était présent comme religion d’une élite : les plus grandes cités possédaient une mosquée (Wright 1984, 1985, 1992 ; Chami, 1994).

9L’arrivée aux Comores d’islamisés shirazi, chassés par des conflits de la côte swahili où ils étaient installés, s’échelonna vraisemblablement entre les xiiie et xve siècles. Dans les cités est-africaines, les lignages régnants s’étaient donné le nom de shirazi, d’après le port de Shiraz dans le golfe Persique. Le célèbre mythe shirazi des sept boutres, recueilli à Kilwa sur la côte africaine, l’a aussi été aux Comores et jusqu’à Madagascar (Ottino 1978 ; Freeman-Grenville 1962 ; Chittick 1965, 1975 ; Spear 2000). À Ngazidja, les traditions présentent l’avènement de la royauté comme une rupture déclenchée par les nouveaux venus shirazi. Ils entreprirent l’unification des territoires des chefs Bedja avec lesquels ils s’allièrent par des mariages : les nouveaux ensembles politiques atteignirent le nombre de onze avant de se stabiliser à sept (cf. carte 3). Leurs dirigeants, descendants des shirazi et des chefs locaux, sont appelés wafaume (sing. mfaume). Ce titre, d’origine bantoue voire nilote, tiré d’une racine signifiant « lance », n’est pas facile à traduire. Au terme « sultan » autrefois utilisé, nous préférons celui de « roi », bien qu’il ne soit pas entièrement satisfaisant car mfaume désigne la position de chef, de leader, dans des contextes très variés : chef de village (mfomamdji), chef de sous-classe d’âge (mfomakazi), de classe entière (mfomabea), titre de la classe d’âge des « Rois de la cité » (wafomamdji). Le substantif de même racine ufaume désigne le pouvoir, tandis que le territoire porte le nom de « pays » ou « terre », ntsi. Le roi est parfois nommé « roi du pays », mfaume wa ntsi, quand la précision est nécessaire. Mfaume est un statut qui se transmet en ligne utérine.

Source :sophie blanchy

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